Raconter est-il le propre de l’Homme ?

Entretien avec Adrien Rivierre

Elliott Aubin

Elliott Aubin

Commencer notre série d’entretiens sur le pouvoir de la mise en récit avec Adrien Rivierre relevait de l’évidence. Auteur de “L’Homme est un conteur d’histoires” (ed. Marabout), fondateur de Narratopia, de Résonances et co-fondateur du Design Fiction Studio Adrien a fait du storytelling son objet d’étude, de réflexion et d’expertise. Nous aborderons avec lui le pouvoir de conviction des récits. Il sera question ici de cerveau humain, d’intelligence artificielle, de raison d’être et même du GIEC. Ensemble on traitera surtout une question fondamentale : raconter est-il le propre de l’Homme ?

Adrien, bonjour !

Et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions.

Design Fiction Studio, Narratopia, “L’Homme est un conteur d’histoires” …

La question du récit semble rythmer l’ensemble de tes activités. Alors ma première question est assez simple, d’où vient cette “fascination pour les mots et les récits” comme tu l’écris sur ton site ?

Les récits tiennent une place importante dans mon parcours. Que ce soit depuis mon école de commerce, dans ma découverte de la prise de parole en public et plus spécifiquement l’écriture de discours pour des dirigeants, ou même ce que j’ai fait en agence de communication… j’ai toujours côtoyé le pouvoir des mots.

J’ai travaillé notamment pour les conférences TEDx. Là, par exemple, on est en plein dans “la mise en récit” : c’est vraiment la méthode qui permet de passer d’un objet très factuel, très froid comme des chiffres ou des données à celle d’une histoire qui intéresse son auditoire.  En fait, la mise en récit permet de mieux faire passer nos messages, de les graver dans la mémoire plus fortement. 

Donc c’est vrai que j’ai beaucoup travaillé ça jusqu’à aujourd’hui. Et même à travers la revue Portfolio (https://revue-portfolio.com/) que je viens de publier, il est question d’histoires. Des histoires d’artistes, que je considère évidemment fondamentales pour comprendre le monde qui nous entoure.

 

On va s’intéresser ici plus particulièrement à ton livre “L’Homme est un conteur d’histoires” où finalement tu dresses le constat que tout est récit. Que le récit est partout et tout le temps. Et donc pourquoi ? Qu’est-ce qui fait que la mise en récit est si omniprésente ?

La recherche a montré que si nous communiquons uniquement de manière rationnelle, avec des arguments factuels et des données chiffrées, nous ne mobilisons que deux aires de notre cerveau – les aires de Broca et de Wernick – responsables de la compréhension et de la production du langage. 

En revanche, si tu reçois ces informations par une mise en récit, tu mobilises plus d’aires dans ton cerveau. Le récit peut, par exemple, mettre des personnages en situation, en mouvement, en action. Les parties du cerveau responsables de la motricité vont alors s’activer. 

De la même façon, les histoires permettent de jouer sur les cinq sens et font vivre des émotions. A nouveau, d’autres parties du cerveau sont mobilisées.Je pourrais aussi citer le rôle des neurones miroirs qui permettent d’entrer en empathie avec les personnages et, in fine, les conteurs eux-mêmes. Bref, les récits sont beaucoup plus efficaces qu’une simple communication “rationnelle” pour partager des idées et marquer les esprits.

Oui ! Et donc ? à quoi sert de mettre en récit ? En quoi c’est efficace ?

Regarde, imaginons un monde où les mathématiques, la physique, la biologie nous permettent de comprendre intégralement le monde d’un point de vue rationnel. La connaissance est maximale. 

Dans cette situation, nous pourrions nous dire que les récits ne servent plus à rien. Or, cela ne changerait absolument rien à notre besoin fondamental de raconter des histoires pour nous relier au monde. Le storytelling est un moyen de tisser des liens avec tout ce qui nous entoure. Je trouve cela fascinant.

Il y aurait donc selon toi, un ressort anthropologique et même biologique dans la faculté de raconter une histoire, c’est ça ? Mais, raconter est-il vraiment le propre de l’Homme ? Peut-on vraiment dire “je raconte, donc je suis” ? Même à l’heure de l’intelligence artificielle ?

C’est en partie vrai en tout cas. Sur l’aspect “purement communicationnel”, nous savons que certains animaux et végétaux communiquent de façon bien plus complexe que nous. C’est par exemple le cas des dauphins, des arbres, des champignons, etc… Pour autant, nous disposons de connexions neuronales supérieures à l’ensemble du règne animal. 

Ce qui importe ici, ce n’est pas la taille du cerveau, car un éléphant a par exemple un cerveau plus important que nous, mais c’est le nombre de connexions neuronales. Ces dernières nous confèrent des facultés d’abstraction et de symbolisation uniques parmi les êtres vivants. Dès lors, nous pouvons raconter des histoires – vraies ou fausses ! – sur nous-mêmes, notre civilisation, la marche du monde… Ensuite, le philosophe Paul Ricoeur affirmait en effet que nous sommes ce que nous racontons de nous. Autrement dit, nous croyons aux histoires que nous élaborons. Elles ont un sens profond pour mieux nous comprendre et déterminent nos actions au quotidien.  

Sur le sujet des IA, je disais que ce qui importe dans la possibilité de raconter des histoires, ce sont les connexions neuronales. Or, précisément, les IA sont des “réseaux de neurones”.  

Il y a parfois aujourd’hui une posture réactionnaire qui consiste à dénigrer l’intelligence artificielle dans la création en disant qu’elle ne fera jamais aussi bien que nous, les humains. Mais force est de constater, que le plafond de verre a déjà été brisé. Il suffit aujourd’hui de prendre “chat GPT 4” pour s’en rendre compte. Les histoires élaborées ne sont pas encore chargées émotionnellement aussi bien que nous parvenons à le faire mais le récit est structuré, avec des personnages, des descriptions fines… 

La grève des scénaristes aux Etats-Unis montre bien qu’ils ont compris l’incroyable puissance de ces technologies. Et ce n’est que le début de leur développement ! Et si j’étais un peu critique, je dirais que si tu prends un film Marvel, qui suit un arc narratif classique avec les gentils d’un côté et les méchants de l’autre, évidemment qu’un robot est capable de faire la même chose.Dès lors, les IA deviennent de meilleurs auteurs… D’ailleurs, des romans entiers sont déjà rédigés par des IA et vendus sur des plateformes comme Amazon (qui doit même réguler le flux quotidien de mise en vente). 

 

Et donc, comment s’en distinguer ?

C’est là que cela devient très intéressant. Je crois qu’il va falloir revenir à des choses de l’ordre du matériel, de l’expérience sensible, des corps dans l’espace, de nos sens… tous les éléments qui nous distinguent du robot. C’est, je pense, l’expérience du réel qui deviendra déterminante dans notre distinction avec l’IA. 

Tu mentionnais tout à l’heure l’expression “je raconte donc je suis” qui est au fondement de la psychanalyse freudienne, lacanienne, jungienne.

Or, il existe d’autres approches et courants. J’ai par exemple découvert récemment l’éco-psychologie qui affirme que l’élément qui détermine ta santé mentale ne sont pas les récits que tu te racontes sur toi-même mais les lieux où tu habites. Autrement dit, ton environnement déclenche des histoires différentes et te permettent potentiellement d’aller mieux.. 

 

Dans “L’Homme est un conteur d’histoires”, lorsque tu évoques les “supers pouvoirs du récit”, tu vas même jusqu’à dire à un moment donné, qu’en littérature tu constates que l’intrigue devient presque plus importante que le style. Et que dans le monde de la publicité c’est pareil, l’histoire que l’on raconte compte davantage que le produit qui est vendu ? De quoi est-il question ici ? Un manque de discernement ou d’esprit critique ?

C’est une question compliquée parce que tout est évidemment imbriqué, le produit autant que l’histoire. Néanmoins, quand le récit est bien ficelé, nous savons tous qu’il est possible de vendre de la camelote. 

D’ailleurs, l’expérience Significant Objects a montré qu’associer une histoire à un objet permet d’en augmenter sa valeur perçue donc son prix de vente. 

Le plus important à comprendre est que les histoires créent de la valeur, pas seulement au niveau symbolique mais également au niveau monétaire.

 

On a l’impression que le storytelling serait dès lors une sorte de baguette magique ? Est-ce si simple ? Il suffit de raconter pour convaincre, vraiment ? 

Si c’était simple, nous le saurions !

Si je réponds oui, ça voudrait dire qu’à tous les coups ça marche, or à tous les coups, ça ne marche pas. Donc la réponse ne peut être que non… Il ne suffit pas de raconter pour convaincre. Notamment parce qu’au-delà de l’émetteur, celui qui raconte l’histoire, il faut prendre en compte, le récepteur et le contexte d’expression / réception.

Le bon conteur d’histoires est donc également celui qui va utiliser des techniques pour maximiser la qualité de réception de son récit.  Concernant le contexte, prenons l’exemple d’Instagram. Sur ce réseau social, des milliers de personnes racontent des histoires sur les mêmes sujets. Dès lors, comment se démarquer ? Nous voyons bien qu’il ne suffit pas de raconter une excellente histoire pour que cela fonctionne, il faudra ici travailler longuement et durement les moyens de se démarquer : le ton, le style, le format… 

«Le storytelling est un moyen de tisser des liens avec tout ce qui nous entoure.»

On en revient à se demander si le storytelling n’est pas finalement une sorte de manipulation des esprits ? 

Non car il n’y a pas de honte intrinsèque à vouloir maximiser l’efficacité de son pouvoir de conviction. Plus je connais ma cible et le contexte au sein duquel je partage mon histoire, plus je peux façonner un récit percutant. 

 

Encore faut-il pouvoir présenter les preuves de ce qu’on avance et de ce qu’on raconte ? 

Absolument ! La preuve est consubstantiel au récit. Un bon storytelling c’est celui qui sait rendre accessible des éléments factuels, chiffrés, complexes. 

C’est pour ça, par exemple, que le GIEC aujourd’hui réalise des scénarios fictifs de mise en récit pour donner vie à ses travaux. Le storytelling est, comme toutes les techniques liées à la communication, un outil qui requiert d’être utilisé avec éthique et responsabilité.

 

On pense évidemment aux entreprises qui présentent leur plateforme de marque, leur raison d’être, leur vision, leur contribution à la société … comment vérifier que l’histoire qu’elle raconte est bien la sienne, que la promesse est tenue ? Comment on encadre cela ?

La raison d’être concerne le récit de la vision de l’entreprise. Autrement dit, on cherche ici à se projeter et à montrer à quoi nous ressemblerons en 2030 ? en 2050 ? Cette projection n’est pas difficile à concevoir. Elle n’exige aucune preuve. On est dans le registre du déclaratif, on présente simplement une ambition. 

 

En revanche, ce qui est beaucoup plus compliqué, c’est de passer du récit de la vision, au récit de la transition. Et dans ce travail là, je pense que les entreprises auraient tout intérêt à raconter aussi leurs obstacles, leurs échecs, leurs difficultés. Parce que oui, effectivement, une histoire c’est aussi des obstacles à surmonter.

 

A l’heure de l’infobésité, du content shock, de la guerre de l’attention, est-ce qu’au fond trop de récit pourrait finir par tuer le récit ? Ou alors le récit a t-il un autre rôle à jouer : celui d’encourager la sobriété numérique, éditorial, du “slow content”, le fait de communiquer moins mais mieux ?

Franchement, c’est une question difficile ! Donc c’est une très bonne question. Je ne vois pas en fait pourquoi trop de récits tuerait les récits. Tout simplement parce qu’on n’est pas obligé de tout regarder et de tout écouter. Il y a toujours eu des livres dans les librairies, des séries à la télévision. Et une vie ne suffirait pas à tout lire. Mais ça pose bien sûr la question de l’enjeu crucial de capter l’attention de son auditoire.  

Et je pense que cette guerre de l’attention, elle pousse à la radicalité. Pas forcément sur le fond de la pensée, mais sur la forme, sur la manière de l’exprimer. C’est-à-dire, de venir percuter, trancher au milieu de toute cette production de contenus, avec un ton, un vocabulaire et des thèmes plus inédits. 

Et d’ailleurs cette question je me la pose à moi-même dans ma manière de communiquer. Mais ce n’est pas si simple. 

 

Donc l’homme est un conteur d’histoires et il n’est pas prêt de s’arrêter ? 

En tous cas, il ne semble pas exister de méthodes plus efficaces pour captiver son public, émouvoir, laisser une trace. Ou alors il s’agit de l’inventer !

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