Scénariste et directrice de la narration, Sarah Beaulieu a travaillé aussi bien dans le cinéma que dans l’univers des jeux vidéo, notamment sur le jeu « Assassin’s Creed Mirage » (Ubisoft). Dans cet entretien passionnant, elle décrypte les spécificités de son métier, l’évolution de la narration interactive, et la créativité de ce média en pleine mutation.
Sarah Beaulieu : Bien sûr, cela fait une quinzaine d’années que je suis scénariste dans différentes disciplines. J’ai commencé par le cinéma, puis le théâtre, en écrivant et mettant en scène des pièces. J’ai aussi travaillé comme script doctor avant de reprendre des études pour me spécialiser en écriture interactive et transmédia.
C’est ainsi que je suis entrée dans l’univers du jeu vidéo, d’abord dans des studios indépendants, puis chez Ubisoft, où j’ai eu l’occasion de travailler sur « Assassin’s Creed Mirage ». Aujourd’hui, je partage mon temps entre l’écriture de jeux, un projet de bande dessinée et des missions de script doctoring pour le cinéma.
Sarah Beaulieu : La grande différence, c’est l’interactivité. Dans un film, tout est linéaire : vous racontez une histoire qui se déroule devant le spectateur. Dans le jeu vidéo, le joueur devient un acteur de l’histoire. Ses actions, ses choix influencent directement le récit.
Par exemple, sauter dans un jeu n’est pas qu’un simple mouvement : c’est une cause dont la conséquence peut être de réussir à atteindre une plateforme ou de tomber. Tout le récit doit s’articuler autour de ces interactions.
Au début des années 1990, beaucoup de scénaristes issus du cinéma ont été recrutés pour les jeux vidéo, mais les résultats se limitaient souvent à des cinématiques plaquées sur le gameplay. Aujourd’hui, heureusement, la narration et les mécaniques de jeu sont davantage intégrées.
Sarah Beaulieu : Tout d’abord, il faut décider ce qu’on raconte explicitement et ce qu’on laisse à l’interprétation du joueur. Parfois, la narration passe par des dialogues ou des scènes cinématiques, mais souvent, elle repose sur l’exploration ou des éléments visuels. Parfois on peut avoir des jeux qui n’ont pas d’histoire, mais qui ont une narration.
Prenez un jeu comme « Journey » : il n’y a ni dialogues ni personnages au sens classique, mais l’ensemble du voyage évoque des thématiques fortes, comme le deuil. Tout est suggéré par l’esthétique et le gameplay.
Le deuxième défi, c’est l’adaptabilité. Contrairement à un film, chaque jeu vidéo est unique. La narration doit s’adapter à l’univers, aux mécaniques de gameplay et aux attentes des joueurs.
Sarah Beaulieu : Les thématiques servent de boussole. Par exemple, dans « Assassin’s Creed Mirage », l’histoire explore des questions de loyauté et de trahison dans un univers très réaliste.
Dans un autre registre, j’ai travaillé sur un jeu mobile basé sur une intrigue sérielle : une mère recherche son enfant disparu tout en gérant des tâches du quotidien. Le véritable enjeu était de marier histoire et gameplay. Le gameplay, basé sur du time management, devait intégrer l’enquête sur la disparition de la fille du personnage principal, en combinant mécaniques et narration autant que possible.
Une thématique claire permet aussi de guider les équipes de développement et d’assurer une cohérence globale au projet.
Sarah Beaulieu : C’est effectivement un défi majeur. Chaque jeu doit respecter le lore – cet univers fictionnel déjà bien ancré et souvent très précis pour les fans. Heureusement, nous disposons de “bibles internes”, du “guide essentiel” du jeu et, de manière amusante, nous consultons parfois les wikis créés par les joueurs, qui recensent des détails incroyables.
Dans « Mirage », j’ai trouvé cet équilibre en restant fidèle à l’âme de la série tout en adoptant une approche plus intime et centrée sur les personnages. Comme pour « Star Wars », où chaque projet enrichit un univers vaste et complexe, il faut innover tout en respectant la base.
Sarah Beaulieu : La collaboration est essentielle. Nous travaillons main dans la main avec les designers, les artistes visuels, les ingénieurs du son et les responsables de gameplay. Par exemple, les dialogues doivent non seulement s’intégrer à l’histoire, mais aussi respecter les contraintes techniques et le rythme du jeu.
Sur un projet comme « Assassin’s Creed Mirage », j’étais en charge de la vision narrative globale. Cela impliquait de superviser la partie narrative, c’est-à dire les scénaristes et les narrative designers, et de préserver une cohérence avec l’identité de la franchise.
Mais sur certains projets, on peut avoir tendance, et c’est dommage, à intégrer la narration trop tardivement pour essayer de justifier un univers et un gameplay.
Sarah Beaulieu : Il y a deux dimensions dans ta question : le caractère créatif et le fait de savoir raconter une histoire. Ce sont deux choses bien distinctes. La créativité peut prendre mille formes, mais ce qui fait la différence, c’est la capacité à structurer cette créativité, un peu comme un artisan qui apprend à manier le bois pour sculpter ce qu’il imagine.
Le défi principal, quand on maîtrise la technique, c’est de continuer à innover. Avec le temps, on risque de perdre cette naïveté du début où on se permet d’expérimenter librement, sans craindre l’échec. Pour moi, l’enjeu est de jongler entre la technique et l’intuition, de rester curieuse et ouverte.
Je lis énormément, je regarde des films, je vais au théâtre et je teste au moins 150 jeux vidéo par an. Certains, je ne fais que survoler, mais cela suffit souvent pour repérer des idées ou des concepts intéressants. Je note tout dans des listes organisées par mots-clés pour pouvoir y revenir.
Tester de nouveaux jeux nourrit ma créativité. Cela permet d’observer ce qui fonctionne ou non en termes de narration et d’explorer des approches innovantes.
Récemment, j’ai été marquée par « Closer the Distance », un jeu qui explore le deuil à travers des interactions entre personnages. Ce type d’expérience montre comment le média peut toucher des thématiques universelles tout en restant interactif.
Au-delà de cette curiosité, je pense que l’élément clé pour un scénariste, c’est l’empathie. Comprendre les autres, leur manière de fonctionner, même quand ils sont très différents de nous, est essentiel. C’est ce qui permet de créer des personnages crédibles et des conflits riches, car toute bonne histoire repose sur des oppositions.
Sarah Beaulieu : J’aime suivre des cours, par exemple en psychologie, ou lire des biographies et autobiographies. Cela permet de mieux comprendre les gens, leurs motivations, et de s’immerger dans des perspectives variées. L’objectif est toujours d’enrichir ma capacité à lire les émotions, les dynamiques sociales, et finalement à raconter des histoires plus authentiques.
Sarah Beaulieu : C’est une évolution naturelle. Comme les livres ou le théâtre avant eux, les jeux vidéo deviennent une source d’inspiration pour d’autres médias. Des adaptations comme « The Last of Us » montrent que l’on peut transposer l’émotion et la complexité d’un jeu tout en respectant ses racines.
Cela dit, toutes les adaptations ne se valent pas. Pour réussir, il faut un auteur avec une vision claire. Sinon, cela risque de décevoir à la fois les joueurs et les spectateurs.
Sarah Beaulieu : Symboliquement, c’est fort. Ubisoft étant une entreprise française, cela montre aussi que le savoir-faire national dans le domaine du jeu vidéo est reconnu. Mais au-delà de cela, j’ai aimé l’idée de placer tous les arts au même niveau, sans hiérarchie.
Pendant la cérémonie, la présence de cette figure rappelant Assassin’s Creed côtoyait d’autres éléments culturels, comme des danses et des performances très diverses. C’est un hommage à la richesse des expressions artistiques. Cela me réjouit de voir qu’on sort des jugements de valeur où la musique classique serait jugée plus noble que le rap, ou le cinéma supérieur au jeu vidéo.
Sarah Beaulieu : Absolument. Pendant longtemps, même dans le milieu des scénaristes, certains considéraient encore le jeu vidéo comme un sous-art. Heureusement, les choses changent. Les gens prennent conscience de l’immense diversité du médium. Dire « je n’aime pas les jeux vidéo », c’est un peu comme dire « je n’aime pas le cinéma » : cela manque de nuance.
Avec des productions comme Assassin’s Creed, on voit à quel point le jeu vidéo peut offrir des expériences riches et complexes. Cela contribue à légitimer ce média et à élargir la perception qu’en ont les non-initiés.
Sarah Beaulieu : En dehors des jeux vidéo, je travaille sur une bande dessinée inspirée de Mary Shelley, ainsi que sur un roman que je laisse traîner depuis bien trop longtemps. J’ai également plusieurs collaborations en cours avec des studios indépendants. Bref, je ne manque pas de projets pour les mois à venir !
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